vendredi 5 novembre 2010

Tourner la Page

   Il n'a pas de nom. Il rédige la même page depuis une éternité. Il écrit à l'envers et à l'endroit, aux quatre coins. Il n'aime pas ce mot "hivernal" ; il veut déjà du vocabulaire d'été, mais plus rien ne va dans la description.
  Il rêve depuis longtemps de passer à la deuxième page, lui l'anonyme, il se sent si vide. Ses ongles sont bleuis par le froid, tant il est resté assis sur ce fauteuil rouillé. Il n'a toujours pas terminé la première page. Peu à peu, sa flamme s'use à la pointe de sa plume. Il cherche la perfection. Il n'a jamais fait lire cette unique feuille. Il n'aime pas qu'on l'observe au coin de son épaule ; pourtant, il n'a plus personne à rabrouer depuis longtemps.
   En Ermite sage, il réfléchit des heures au mot suivant ; puis le note finalement avec un sourire figé. Bientôt, il le barre et en pourchasse un autre plus alléchant, plus magique, plus plaisant. Trois adjectifs qualifiant un même mot pourrait convenir à tout le lectorat. Il panique le jour où il marque un point. On n'a jamais lu son texte, mais il est certain de la critique qu'on va lui asséner au sujet de cette phrase là. Sa plume avide la raye. S'il ne satisfait pas tout le lectorat, il est indigne de continuer à écrire.
   Personne ne le connaît ; sa vie sociale est morte le jour où il a débuté l'écriture. Il avait déjà écrit un roman, on lui avait donné des milliers de conseils. Les écoutant, il avait recommencé des millions de fois et jamais, il n'était parvenu à dépasser la première page. Désormais, tout le lectorat a péri ; lui aussi ; et le papier  jauni est devenu illisible. Il a enfin tourné la page.

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"Mon histoire ne s'accorde ni à leur monde, ni à leur mode de vie; leurs vies et la mienne ne suivent pas le même chemin. J'ai un bien autre monde en tête, qui porte dans le même coeur son amère douceur et sa peine aimée, le ravissement de son coeur et la douleur de l'attente, la joie de la vie et la tristesse de la mort, la joie de la mort et la tristesse de la vie. En ce monde, laissez moi avoir mon monde, et être damné avec lui ou sauvé avec lui."

Gottfried de Strasbourg

"Quand Ils parlent d'espérances trompées,
De Tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur,
Ce n'est pas un concert à dilater les coeurs;
leurs déclamations sont comme des épées :
Elles tracent dans l'air des cercles éblouissant;
Mais il y pend toujours quelques gouttes de sang."


Extrait de La Muse, d'Alfred Musset, tiré du recueil les Nuits de Mai