dimanche 17 janvier 2010

Le Roturier Illusionniste - 1

« Je t'aime, je t'aime, je t'aime...! »
Le Roturier virevoltait au milieu de la ruelle. Une longue bande de tissus rouge flamboyant auréolait son front perlant de sueur et tenait à distance ses mèches blondes éparses. Ses bottines suivaient une ligne imaginaire sur le sol et ses paupières s'ouvraient et se fermaient sur des yeux d'un vert envoûtant. Sa bouche aux lèvres ourlées se retroussait sur un sourire en demi teinte des plus séduisants. Sa longe jupe blanche fendue laissait entrevoir un mollet recouvert de poils noirs et sa chemise d'un jaune puissant ressortait au dessus de sa ceinture de cuir colorée.
« Je t'aime, je t'aime, je t'aime...! » répétait-il en agitant les bras de manière désordonnée.
Un homme à la mine austère, figé dans l'entrebâillement de la porte, dévisageait l'olibrius avec une expression de mépris évident.
― Qui aimez vous donc ?
Le Roturier s'arrêta d'un mouvement tournant entre deux pavés obscurs, les mains liées dans un geste de prière, les jambes serrées, le dos légèrement basculé en arrière.
― Mais moi-même, bien sûr ! Je m'aime, n'est-ce pas merveilleux ?
― Et bien, si vous pouviez le faire sans hurler à pleins poumons au pied de mon foyer, j'en serais heureux. Que diriez-vous d'aller divertir les jeunes nobles à la fontaine située plus loin ?
― Ah, fontaine, je t'aime aussi !
Et le Roturier s'en fut à vive allure sous l'œil agacé de l'homme d'âge mûr.
Son nom, nul ne le connaissait: le gardait-il secret pour une cause mystérieuse ou pour se protéger ? Ou bien était-ce pure fantaisie de sa part ? Là encore, les interrogations couraient dans toute la Cité de Felonix.
L'inconnu était arrivé en ville peu après la guerre avec la cité voisine, Belfonis, habillé tel un Roturier, d'où son surnom, l'air hagard. Il désirait alors rencontrer le Seigneur de Felonix, Melolin, un grand homme aussi dépourvu d'humour qu'une flèche plantée entre deux yeux. Ce dernier n'avait pas du tout apprécié qu'on lui présentât ce parvenu d'arriviste pouilleux juste après sa victoire sur la Cité rivale. Aussi l'avait-il promptement mis à la porte avant même son passage au pied de son trône.
Depuis, le roturier parcourait Felonix en divaguant, tel un fou du roi, jeté dans les bas-fonds d'une ville immémoriale. Que désirait-il ? Pourquoi était-il là ? Au bout de quelques mois, ces questions avaient disparu au profit d'un silence indifférent. En effet, le Roturier était devenu une ombre extravagante évoluant sur le fond blanc des maisons de Felonix, une attraction sans cesse vue et aussitôt oubliée, un simple passant.

La suite

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"Mon histoire ne s'accorde ni à leur monde, ni à leur mode de vie; leurs vies et la mienne ne suivent pas le même chemin. J'ai un bien autre monde en tête, qui porte dans le même coeur son amère douceur et sa peine aimée, le ravissement de son coeur et la douleur de l'attente, la joie de la vie et la tristesse de la mort, la joie de la mort et la tristesse de la vie. En ce monde, laissez moi avoir mon monde, et être damné avec lui ou sauvé avec lui."

Gottfried de Strasbourg

"Quand Ils parlent d'espérances trompées,
De Tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur,
Ce n'est pas un concert à dilater les coeurs;
leurs déclamations sont comme des épées :
Elles tracent dans l'air des cercles éblouissant;
Mais il y pend toujours quelques gouttes de sang."


Extrait de La Muse, d'Alfred Musset, tiré du recueil les Nuits de Mai